DUREES D'ALLAITEMENT
Interior with a mother feeding her child, 1670-75, Erich Lessing
[...] De même l'allaitement influe beaucoup sur les naissances, comme chaque physiologiste le sait. Les femmes
du grand monde, dans tous les pays de l'Europe, allaitent brièvement
aujourd'hui ; souvent pas du tout. Dans quelques livres récemment
publiés chez nous, sur les soins à donner aux enfants, on
prescrit pour les allaiter un espace de temps qui varie de douze à quinze mois. Dans le dernier siècle, l'allaitement parait
avoir communément duré quinze mois en Allemagne, en France et même en
Angleterre. Au temps où vécut Ambroise Paré, les dames de la cour de
France allaitaient leurs enfants pendant dix-huit et vingt mois, et les
mahométanes toujours au moins deux ans par obéissance aux préceptes du
Coran. Chez les anciens Grecs et les Romains, le temps de l'allaitement variait
beaucoup, et d'après le dialogue de Favorinus, dans Aulu-Gelle, ce
devoir était souvent tout-à-fait négligé. Chez les anciens Juifs, il
durait généralement deux ans, puisque, selon la tradition, Isaac a été
nourri durant vingt quatre mois. Fleury, dans son livre des mœurs des
Israélites, dit que quelquefois cette période était de trois ans; et
dans le touchant récit de la fermeté et de la cruelle mort d'une mère
et de ses sept enfants mentionnée dans les Apocryphes (II, Machabées, 7
et 27), nous voyons que cette mère a nourri de son lait le plus jeune
de ses enfants pendant trois ans. Chez les aborigènes d'Amérique,
presque dans tous les endroits, depuis le point le plus septentrional
jusqu'au cap Horn, l'usage est d'allaiter pendant trois ans. Il en est
ainsi en Afrique dans bien des parties de ce continent. Chateaubriand
fait mention d'un enfant américain qui fut allaité jusqu'à sa septième
ou huitième année ; et M. King parle d'un petit garçon qu'il a vu, lors
de son voyage au pôle arctique, retourner au sein de sa mère après avoir fait usage de son arc et de ses flèches. Les voyageurs nous citent
beaucoup de faits de cette nature, et j'en ai recueilli un grand
nombre dans les entretiens avec mes amis. Un cas extraordinaire de la
durée de l'allaitement été communiqué par une dame alliée à une
famille noble dans le comté
de Warwick; je puis avoir confiance en sa véracité. Une jeune
demoiselle a été nourrie, du sein de sa mère, jusqu'à l'âge de seize
ans, époque à laquelle sa puberté se manifesta. La mère, avertie par
ses voisins que dans une pareille circonstance la continuation de l'allaitement serait immoral, résolut de sevrer sa fille et s'en sépara. Tel fut l'effet de cet éloignement sur la fille
qu'elle en mourut. Un autre fait semblable de la longue durée de l'allaitement m'a
été raconté par M. Merle, très connu par ses rapports avec la presse
quotidienne de Londres. Un fait plus extraordinaire encore de trouve
mentionné dans le n° 33 de la "Revue médicochirurgicale" du
docteur Johnson, par le docteur Kennedy d'Ashby-de-la-Zouch. Il s'agit
d'une personne nommée Judith Watprford, de Thringston-sur-la-forêt, dans
le comté de Leicester, qui avait allaité des enfants sans aucune
interruption pendant l'espace presque incroyable de quarante-sept ans, et eut même encore dans la quatre-vingt-unième année de sa vie une
sécrétion de lait dans ses mamelles. J'ai constaté moi-même ce fait
pendant un voyage en Angleterre l'année précédente. Dans un journal
allemand de Meckel, intitulé "Deutsches Archiv", il nous est donné un autre exemple d'un allaitement
très prolongé où une femme a nourri des enfants pendant trente années
consécutives. Il est d'autres exemples de cas rapportés par feu sir
Astley Gooper dans son anatomie des seins, et dans une entrevue que j'ai eue avec M. de Blainville au Jardin des Plantes, il me raconta plusieurs exemples aussi extraordinaires de l'allaitement prolongé dans d'autres espèces de mammifères tout à fait analogues à ceux que je viens de citer.
Extrait de Solution du problème de la population et de la subsistance, soumises à un médecin dans une série de lettres, Charles Loudon, 1842